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Côté Beurre
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4 novembre 2009

Cerf, cerf, ouvre moi !

Claude Levi-Strauss, père de l’anthropologie, est mort. Je devrais dire de l’ethnologie, parce que, depuis qu’une certaine série avec l’improbable laideron qui jouait le vampire Angel est diffusée sur M6, les gens croient que les « anthropologues », ce sont des scientifiques aux faux airs de top-modèles qui modélisent des squelettes et des muscles en 3D holographique en deux secondes pour le compte du FBI… Passons.

En hommage à ce très grand homme, philosophe et étudiant des hommes, mort à cent ans justement pour Halloween, parlons un peu mythologie et ethnologie. Je vous ai déjà parlé de Halloween et ses origines païennes, mais le mois de novembre n’a pas fini de dresser ses menaçantes silhouettes qui font de l’ombre à toute l’année… Laissez-moi vous raconter une autre histoire de la Samain, la Nuit du Passage !

Marie de France, au XIIe siècle, chronique dans un de ses lais bretons cette vieille histoire païenne, maintes fois attestée sous différentes versions dans la mythologie et la littérature médiévale celte… Un jour, un jeune chevalier breton du nom de Guigemar se rend dans la forêt pour y chasser. Il aime beaucoup la chasse, on pourrait même dire qu’il s’agit de son activité favorite…

Et pour cause, il faut bien qu’il trouve une échappatoire à toute cette énergie refoulée : Guigemar « ne peut pas aimer ». Bref, il part à la chasse. Il trouve dans la forêt une biche entièrement blanche et dotée de cornes (le fameux « blanc cerf » royal de la littérature médiévale, version féminine…). Il tire sa flèche sur elle, mais la flèche, tout en blessant la biche mortellement, rebondit sur son front cornu et blesse Guigemar à la cuisse.

La biche, animal féérique et parlant, maudit Guigemar avant que de mourir : Sa blessure ne sera guérie que par une femme qui l’aime autant que lui l’aime en retour… S’ensuit une quête assez sympatoche dans un pays féérique, mais peu importe la suite de l’histoire, en fait. Ce qui est important, c’est que le « blanc cerf » assailli par le héros lui propose une leçon de morale et lui impose une destinée, un mariage, une quête spirituelle.

Le cerf est aussi, blanc ou pas, un animal psychopompe, selon les sources celtiques. C’est un animal-fée, surtout s’il est blanc ou qu’il a des bois d’or (voire les deux), lien entre notre monde et l’Autre Monde, celui des enchanteurs, des fées, de la magie, et de toutes ces sortes de choses… Mais aussi le monde des morts. C’est une bête dont les bois font un lien entre animal et végétal, entre ciel et terre, et qui possède des yeux si humains…

Autre légende, celle de Finn, le héros irlandais… Un jour, dans la forêt, une biche se réfugie auprès de lui. Finn l’emmène dans son château, et la biche se change alors en jeune fille. Elle lui avoue qu’elle a été ensorcelée par un druide noir, et Finn, saisi par sa beauté, l’épouse. Cependant, le druide noir la retrouve et, trompant la vigilance du héros, la change à nouveau en biche…

Par la suite, Finn rencontrera à la chasse un jeune garçon qui dit avoir été élevé par une biche. Reconnaissant là son propre fils, il le prénomme Ossian (« Le cerf »). Le petit-fils de Finn s’appellera Oscar (« celui qui aime les cerfs »). Une nouvelle fois, la biche, ou le cerf, appartient à l’Autre Monde. Dans une autre légende, deux frères délimitent leurs territoires respectifs en chevauchant un cerf… l’animal de la limite entre deux mondes.

Le cerf termine sa période de rut début novembre. C’est à cette époque que l’on peut les voir arborer des bois somptueux, se battre, et bramer… Ce n’est pas un hasard si les traditions païennes autour du cerf (la Chasse Sauvage, la fête du dieu-cerf Cernunnos, les rites de chasses initiatiques où les jeunes hommes tuent un cerf, s’arrosent de son sang et revêtent sa peau…) se fêtent en novembre.

Il est même possible que tout cela remonte à plus loin que les traditions païennes celtiques ou germaniques… le cerf a fort longtemps été considéré comme un animal « initiatique », qu’il fallait tuer pour devenir un homme. Les premiers hommes chassaient le cerf, et jugeaient cette pratique suffisamment importante pour la représenter dans de multiples peintures rupestres.

Là-dessus, au moyen-âge, arrivent les chrétiens avec leurs gros sabots. Ils s’aperçoivent bien vite que l’attaque frontale, avec les païens, ça ne marche pas… Un certain nombre d’adaptations ont donc été faites histoire de faire coller le dogme du christ avec les fêtes païennes déjà en place et les temps forts de l’année. Et ça a marché : Aujourd’hui, presque tout a été remplacé.

Cette grande date du calendrier mythologique qu’est la Samain, la nuit ou les barrières entre les mondes s’abolissent et où morts et fées peuvent passer dans le monde des vivants (voire l’inverse), où l’on sculpte des « lanternes à esprits » dans des légumes, a été remplacée par la Toussaint… Une commémoration des saints anonymes, une sortie en famille au cimetière, qui rappelle malgré tout ce temps de transition des âmes.

Comme si, en ce jour, on se rappelait cette obscur souvenir mythique que nous avons en commun ; quelque chose qui nous dit que ce jour est spécial pour les morts et les esprits… Que c’est ce jour là et pas un autre qu’ils entendront plus aisément les prières que l’on fait pour eux. Il nous reste ça, Halloween, et quelques autres contes populaires comme l’Ankou, le charretier de la mort en Bretagne.

Quant au cerf, on l’a fêté hier, le 3 novembre, c’est à dire le lendemain du « jour des morts »… Il s’agit de Saint Hubert, patron des chasseurs. Ce fameux Hubert de Liège, né entre 656 et 658 et mort en 727, était un jeune chevalier fils du duc d’Aquitaine, et dont le nom germanique signifie « esprit brillant ». On dit qu’il était si passionné par la chasse qu’il en oubliait tout… y compris de se marier.

Alors qu’il chassait un vendredi saint, il rencontre un cerf blanc aux bois superbes… Vous commencez à voir les similitudes avec les gentils contes précédents ? Ce n’est pas fini ! Le cerf en question, version chrétienne de l’animal-fée, est lui aussi un lien avec l’autre monde… Il a un crucifix qui lui pousse entre les bois ! Et il parle, en plus. Comme de bien entendu, il propose une leçon au jeune seigneur, et lui impose un mariage… à l’église.

« Jusqu’à quand cette vaine passion te fera-t-elle oublier le salut de ton âme ? » dit le cerf à Hubert. « Songe à son salut. Abandonne cette vie mondaine. ». Selon les versions, soit le cerf dialogue avec lui (de façon parfois beaucoup plus étoffée), ou Hubert lit une inscription sur ses bois, ou bien c’est une voix qui vient du ciel pour admonester le jeune homme et lui dire auprès de quel évêque se rendre pour se repentir.

Quoi qu’il en soit, Hubert se repent et se convertit, et fait si bien qu’il devient évêque de Tongres-Maastricht, en Belgique. Après ça, on connaît bien sa vie, qu’il a passé à évangéliser les Ardennes, région ou la cynégétique a une place importante… Mais cette légende autour de sa conversion sent quand même la resucée, non ? Surtout qu’elle s’est propagée, on ne sait comment, presque un siècle après la mort du bonhomme.

Ce serait un saint fabriqué de bric et de broc sur la vie d’une ou plusieurs personnes réelles et bardé d’éléments païens pour que tout le monde s’y reconnaisse, justement à une époque d’intense combat contre les païens, où l’Eglise tentait d’interdire les carnavals de village (surtout ceux où l’on se déguisait en cerf, en loup, etc.), que ça ne serait pas plus étonnant que ça. Toujours plus malins que tout le monde, ces chrétiens.

Aujourd’hui, c’est juste une jolie histoire que les chasseurs chrétiens connaissent, mais qu’aucun ne croit sérieusement… Saint Hubert n’est d’ailleurs plus censé être leur patron. Ce n’était pas hyper politiquement correct, alors on l’a fait passé, discrètement, patron « des chiens de chasse, des gardes forestiers, des fabricants de peau et des bouchers »… Je ne rigole pas, c’est l’euphémisme officiel !

On reconnaît bien là l’habitude de l’Eglise de changer de version des « faits » quand ça l’arrange. C’est d’une grande malhonnêteté intellectuelle, de vouloir se débarrasser d’une jolie histoire qu’on a inventé pour détourner la jolie histoire qui était en vigueur précédemment, et qui devient encombrante… C’est en jouant la carte de la légende et du symbole que les religions qui « marchent » passent pour « modernes » aux yeux des fidèles.

Tout ça pour dire que, pour trouver des croyances absurdes et des peuplades primitives, Levi-Strauss n’avait pas besoin d’aller voir les « sauvages » à l’autre bout du monde.

Saint_Hubert_41

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