Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Côté Beurre
Côté Beurre
Derniers commentaires
Archives
7 avril 2009

It's only make believe !

Le 26 avril 2006, un billet géant sur (et sous) le plus grand chapiteau du monde…

Vous avez peut-être remarqué dans ma liste de sentences qui tuent (Note de 2009 : Sur mon ancien blog, plus ici, évidemment…) la phrase "There's a sucker born every minute" attribuée à un certain David Hannum, illustre inconnu. Et, si vous connaissiez cette phrase, vous vous êtes sûrement dit "Palsambleu, mais voilà qui est étrange, n'est-ce point la phrase de P. T. Barnum ?"... Ou quelque chose de ce genre. Et vous auriez eu raison.

Enfin presque. Il s'agit d'une phrase qu'on attribue à Barnum parce qu'elle lui est toujours associée, et que son auteur réel n'est absolument pas célèbre. Pour ceux qui ne savent pas qui était P. T. Barnum, c'est celui du cirque Barnum & Bailey, le grand arnaqueur et concepteur de shows forains et de music hall, self-made-man et montreur de galeries de monstres, célèbre pour ses hyperboles (et aussi pour Eléphant Man, mais bon).

Comme l'histoire de cette citation particulièrement acerbe et lucide est intéressante, je vous la résume. A l'époque de Barnum, les Etats-Unis sont en pleine démocratisation des loisirs. En même temps, de nombreux pasteurs évangélistes prêchent contre les théories de l'évolution (c'est encore le cas aujourd'hui) et parlent des temps reculés où des géants et des dragons vivaient sur Terre, réinterprétant diverses trouvailles paléontologiques.

En 1868 un certain George Hull de Binghamton (état de New York), vient de se former pendant deux ans à l'archéologie et à la paléontologie... Durant ces deux ans, il a machiné un plan si machiavélique, un canular si énorme, une arnaque si monumentale qu'elle ne peut que fonctionner. Ce plan, qui dénote une compréhension profonde de la nature humaine et de son époque, nécessite une longue mise en place.

George Hull n’a que des notions de « vraie » paléontologie, mais c'est un entrepreneur  brillant qui a réussi dans la manufacture de cigares. Erudit et notable (ce qui, dans la mentalité protestante, ne donne que plus de poids à ses opinions : qui a réussi dans la vie a "gagné son pain à la sueur de son front"...), il a aussi voyagé un peu partout aux Etats-Unis et s'est érigé en athée résolument sceptique, de notoriété publique.

Il se rend tout d'abord à Fort Dodge, Iowa, où il avait remarqué deux ans auparavant une carrière de gypse. Le gypse est parfait pour son plan car il présente des veines d'un bleu foncé qui lui donnent un aspect vaguement organique, en plus d'être facile à tailler. Hull paie des ouvriers pour lui découper un bloc de 4m par 1m par 1m30 environ. Il ne leur en dit pas plus, car il ne faut pas que trop de gens soient au courant.

En novembre de la même année, le bloc (soigneusement enveloppé dans de la toile pour en préserver le secret) est transporté par diligence vers la gare la plus proche, à près de 70km de là... Après un voyage difficile, il est expédié par le train à Chicago où l'attend un tailleur de pierre du nom d’Edward Burghardt. Celui-ci, bien payé ainsi que ses assistants (2600 dollars sur 3 ans) par George Hull, a des instructions extrêmement précises…

Tenus au secret, ils ont pour tâche de sculpter un "géant" de gypse dans une grange à l'écart de la ville, et uniquement durant leurs jours de congés et leurs dimanches. Le géant devait avoir l'air d'être mort dans d'atroces souffrances. Le résultat est à la hauteur, très expressif et surtout détaillé : ongles de mains, de pieds, narines, sexe, une main porté au ventre... Une aiguille est même utilisée pour tailler les pores de la peau !

Une fois le géant fini et aspergé d'une solution de vitriol et d'encre pour le "vieillir", le géant, convenablement emballé, est réexpédié par le train jusqu'à la ferme de William Newell, le cousin de George Hull, près de Cardiff (dans l'Etat de New York, hein, pas au Pays de Galles...). Notez que c'est très pratique : Il s'agit d'un homme de confiance (ce qui est nécessaire à cette étape du plan), mais qui ne porte pas le même nom que Hull.

Hull, Newell et son fils aîné enterrent ensuite le géant en travaillant exclusivement la nuit à peu près entre la maison et la grange de Newell. Même s'ils savent qu'il s'agit d'une arnaque et ont une part garantie dans celle-ci, pour que le secret soit total, ni Newell ni son fils aîné ne sont au courant de la suite du plan ni de ce qui a précédé. Le reste de la famille, les amis, les voisins, sont tenus dans l'ignorance la plus totale.

Hull leur promet que, dans environ un an, il reviendra exécuter la suite du plan avec eux. Par chance (mais est-ce vraiment de la chance ? Hull se tient au courant des nouvelles de la paléontologie !), six mois plus tard, on déterre des fossiles près de la ferme des Newell, et des journaux relatent la chose dans tout le pays. Un an après avoir enterré le géant, et alors que ces articles providentiels sont encore dans les mémoires, Hull se manifeste comme promis.

Il envoie une lettre à Newell le 15 octobre pour tout lui expliquer. Sur ses instructions, Newell engage deux ouvriers (peu éduqués, au dessus de tout soupçon dans le cadre d'une arnaque) pour creuser un puits. Il leur demande "parce que c'est pratique" de creuser entre sa grange et sa maison, et il attend. Comme prévu, en début d'après-midi, les ouvriers viennent lui annoncer une grande "trouvaille" : un géant pétrifié...

La nouvelle fait vite son chemin, et, le jour même, les visiteurs affluent. Dés le premier après-midi, Newell érige une tente autour du "tombeau du géant" et fait payer l'entrée 25 cents. Deux jours plus tard, le Syracuse Journal publie la découverte, et le nombre de visiteurs augmente... Ainsi que le prix des entrées, qui passe à 50 cents. Une compagnie de diligence offre même quatre allers-retours par jour depuis Syracuse (la ville la plus proche) !

Chaque jour, parmi les milliers de visiteurs, se pressent des ecclésiastiques, des professeurs, des érudits et des scientifiques émérites. Avant longtemps, l'opinion des experts est divisée selon deux théories. La première : c'est un géant fossilisé. La seconde : c'est une statue ancienne. Et c'est par là que l'on constate toute l'ingéniosité du plan de Hull : Cette controverse, prévue, est la "diversion du prestidigitateur".

Trop occupés à se demander s'il s'agit d'un humain fossilisé ou d'une statue et dépourvus de méthodes de datations modernes, les scientifiques, les théologiens, les experts et ceux dont l'opinion compte (et derrière eux la majorité des visiteurs), ne cherchent pas à mettre en doute le fait qu'il s'agisse bien de quelque chose d'ancien... Ainsi, personne ne crie au scandale au milieu des cris, et personne ne vérifie s'il s'agit d'un faux !

Dix jours après la découverte du "Géant de Cardiff", au moment où il commence à faire couler de l'encre au niveau national, Hull et son cousin vendent un intérêt à valeur de deux tiers des profits du géant pour 30000 dollars (une somme énorme à l'époque) à une association commerciale de cinq hommes basée à Syracuse, à la tête de laquelle se trouve le banquier David Hannum (eh oui, c'est lui !). Ils décident d'exposer le géant en ville...

Et, tant qu'à faire, prétextant les frais nécessaires au déplacement et à l'exposition du géant dans une galerie ainsi que l'authentification "coûteuse" par des experts, les propriétaires associés du géant augmentent le prix de l'entrée à un dollar par tête de pipe (abordable mais cher). Le géant est, cette année-là, l'exposition dont on parle le plus aux Etats-Unis : près de 3000 personnes se pressent pour venir le voir chaque dimanche, malgré le prix !

P. T. Barnum, show-man et bonimenteur, s'intéresse à cette affaire, comme à tout spectacle qui pourrait lui rapporter de l'argent. Il envoie un de ses sbires pour voir de quoi il s'agit, lequel lui confirme tout, ainsi que le nombre faramineux de visiteurs. Barnum se fiche de savoir si c'est un faux, il ordonne aussitôt à son sbire (par câble express) de faire une offre aux propriétaires pour racheter le géant à valeur de 50000 dollars. Hannum refuse l'offre.

Barnum, qui est tout de même un expert, sent l'arnaque. Il se dit que ça ne fera peut-être pas long feu, et décide de ne pas surenchérir. Comme il veut tout de même avoir sa part du gâteau et que cette nouveauté est dans l'air du temps, il engage une équipe pour sculpter son propre géant. Avant peu, il dévoile son propre géant et clame qu'il l'a acheté à Hannum et que celui-ci n'expose à présent qu'une reproduction !

Et rebelote : des milliers de gens affluent pour voir le géant de Barnum, parce que, lui, il a déjà un nom, et que son histoire est plausible. Comme il a des relais, beaucoup de journaux impriment même la version « Barnum » de l'histoire, c'est à dire que le géant de Hannum et Hull est un faux et que celui de Barnum est authentique. C'est à ce moment que la citation de Hannum paraît : "There's a sucker born every minute !"

Hannum (qui a, soit dit en passant, toujours l'impression que son géant est un authentique fossile ou une authentique statue puisqu'il n'a pas participé à l'arnaque du début !), fait évidemment référence aux milliers d'imbéciles qui paient pour voir le géant de Barnum. Cette phrase n'a-t-elle pas, pourtant, une dimension universelle, par son élégance, et surtout par le fait qu'elle choque en envenime les choses ?

Et cela ajoute à la confusion, pour le plus grand plaisir de Barnum : celui-ci, par une seconde diversion, a détourné toute l'arnaque à son profit (et est même arrivé à voler, posthumément, la phrase de Hannum !). Trop occupés à se demander quel géant est authentique, distrait par une bataille d'experts, de noms, de scientifiques et de journalistes, le public n'est même pas effleuré par l'idée que les deux sont des faux.

Hannum fait un procès à Barnum pour diffamation, erreur grossière de quelqu'un qui n'est pas dans la confidence... Au procès, Hull est appelé à la barre et dévoile toute l'histoire. Le juge, certainement amusé, prononce un non-lieu en faveur de Barnum : Même s'il en a fabriqué une copie, on ne peut condamner P. T. Barnum pour avoir qualifié le premier géant de "faux", puisque c'en est effectivement un.

Oh, bien sûr, après-coup, tout le monde a dit "j'en étais sûr", et s'est tourné vers les rares experts qui avaient compris le truc. Un avis d'archéologue le qualifie effectivement ainsi : "An impossibility, a statue, a clumsy fraud, and just plain silly". Pourtant, et bien qu’émis dés le début, cet avis n'eut pas grand effet sur les esprits : l'acceptation du géant n'était basée, comme pour tant d'autres choses, que sur le désir et le besoin d'y croire.

Depuis lors, puisque David Hannum, banquier naïf, n'avait rien de remarquable, et que Barnum avait à la fois le don de l'esbroufe, du vol, et celui du théâtral, c'est à lui qu'on attribue la citation. Voilà toute l'histoire, récit d'une époque de forains haute en couleurs et d'arnaques faites de bouts de ficelles et de blocs de gypse. Ne la regrettez pas, nous vivons une époque similaire... et tout aussi drôle et intéressante, quand on y songe.

Les histoires sont le carburant du cerveau humain, on n’y peut rien.

Le_fameux_g_ant_de_gypse

Le_g_ant_de_Cardiff

Publicité
Commentaires
E
Merci de partager ces perles de sagesse avec nous ! J'ajoute d'ailleurs que Barnum est à l'origine de l'expression "frères siamois". En effet, il avait sous contrat les deux frères attachés au niveau des hanches, Cheng et Eng, qu'il disait originaires du Siam (alors qu'il n'en était rien, mais bon). Depuis ce temps, on dit "frères siamois" pour toute paire de jumeaux attachés. C'est lui aussi qui avait à sa botte le Major Tom Pouce, anciennement l'homme le plus petit du monde, a qui il a fait faire toute une tournée en Europe... Les aventures de P.T. Barnum sont aussi nombrueses que merveilleuses, et il en a raconté beaucoup dans son autobiographie... ce qui n'a pas empêché maints auteurs de lui inventer d'autres histoires, vraies ou imaginées. Et, ce qui est rare, le personnage est tel que leur réalité n'a aucune importance...
N
en bonus, un petit extrait de mon "Encyclopédie des Connaissances Inutiles", dont il faudra bien que je me décide un jour à achever le premier tome...<br /> <br /> Phineas Taylor Barnum<br /> (1810-1891)<br /> <br /> "Aux États-Unis, où il y a plus de terre que de gens, rien n'est plus facile pour une personne qui a la santé que de faire de l'argent."<br /> <br /> Nous avons coutume de penser, depuis Guy Debord, que nous vivons dans la société du spectacle, une société vouée à l'instant, à l'assouvissement immédiat de la curiosité, un monde où l'image prends le pas sur le sens, un monde où le bonimenteur est roi. Parmi les grands précurseurs, à une époque où la télévision n'existait encore en germe que dans les romans de Jules Verne, et encore, un homme avait tout compris.<br /> <br /> Journaliste à l'origine, Barnum devint homme de spectacle et monta une petite troupe comprenant entre autres la nourrice de Georges Washington, censée être âgée de 160 ans (en fait, c'était une actrice qui en avait tout au plus 70). Dès le rachat d'un musée des curiosités, le Scudder's American Museum, vite rebaptisé Barnum's American Museum, il se lança dans de clinquantes campagnes d'affichage abusant de superlatifs. Puis il embaucha un clochard chargé d'aller poser et déplacer des briques sur les trottoirs du quartier, dans un ordre précis et complexe, avant de revenir faire un tour dans le Musée, une fois par heure. Le manège attirant l'attention des passants, ils furent nombreux à suivre l'homme aux briques en essayant de comprendre à quoi tout cela rimait. Au bout de quelques jours, la police dut intervenir pour disperser la foule qui se massait devant le musée, qui avait dés lors acquis une notoriété considérable.<br /> <br /> Cet homme aux multiples talents (il fut même brièvement chanteur noir dans son propre spectacle, en remplacement d'un artiste démissionnaire), savait rebondir de mille façons. Par exemple, quand un naturaliste prouva que le spécimen de "Sirène de Fidji" exposé dans les collections du musée était un faux grossier (un torse d'orang-outang attaché à une queue de poisson), Barnum communiqua sur le fait que le public devait s'en faire une idée de visu, attirant encore plus de monde à l'exposition. Notons qu'elle fut aussi exposée aux côtés d'un ornithorynque tout ce qu'il y a de plus réel, mais dont l'authenticité fut, du coup, elle aussi contestée. Si l'original a disparu dans un incendie, sept Sirènes de Fidji sont encore exposées aux États-Unis, qui sont donc des copies d'un faux notoire, mais dont la fausseté fait, justement, tout l'attrait.
Publicité
Newsletter
Côté Beurre
Publicité