Un classique... sinon tout !
J’aime les mots. Tous les mots. Parce que chacun a sa place. Je ne suis pas sectaire, comme certains qui se prétendent pourtant les plus ouverts… Et je le prouve dans ce billet du 6 février 2006.
Quelqu'un m'a demandé il n'y a pas longtemps de lui recommander un livre. Ne connaissant pas ses goûts, et me disant qu'avec un tel ouvrage on ne pouvait pas se tromper, je lui recommandai Les neuf Princes d'Ambre de Roger Zelazny (il est dans l'une de mes listes si vous êtes curieux). Il n'en avait jamais entendu parler, je lui ai donc dit que le genre était quelque part entre la SF et la Fantasy.
Et là, comme on peut s'y attendre, j'entends le sempiternel préjugé contre la science-fiction... Le "Je ne juge pas, mais je ne suis pas très SF" de ceux qui n'en ont jamais lu. Certes, c'est un droit, même si Jules Verne et Herbert George Wells se retournent probablement dans leur tombe en entendant cela... Je réponds : "Essaie, au moins, si ça ne te plaît pas cesses de le lire, c'est un classique". Qu'est-ce que je n'avais pas dit là !
Il me regardait comme si j'étais un néo-nazi. L'explication est la suivante : Figurez-vous que pour qu'un livre soit considéré comme un classique par les bibliothécaires, libraires, éditeurs et autres gens de l'écrit, il faut qu'il ait été écrit et édité il y a plus de cinquante ans et qu'il soit à l'heure actuelle régulièrement réimprimé. C'est authentique. J'aurais au moins appris un truc dans cette histoire. Mais c'est quand même assez douteux.
Oui, beaucoup de livres qui sont considérés comme "classiques" collent à cette définition. Cela dit, prenez Marcel Proust... Il est toujours édité, mais qui l'a lu ? Je veux dire vraiment lu, pour son plaisir, pas pour l'étudier. Une minorité, tout au plus, même si tout le monde en parle. A ce compte là, autant considérer le bottin, le dictionnaire ou un livre de maths comme un classique : le contenu change autant que celui d'un classique retraduit.
Si on respecte vraiment cette définition du puriste, on jette au panier les trois quarts de la SF, à commencer par la majorité de l'œuvre de Philip K. Dick, et tout ce qui a été écrit après 1956... Y compris ce que tout le monde considère comme un classique, Narnia, le Seigneur des Anneaux, et tant qu'on y est la moitié de Asimov et Van Vogt, l'écriture de Fondation et du cycle d'Isher étant à cheval autour de la date charnière !
On rejette en bloc tous les livres plébiscités par le public, ceux qui ont été adaptés au cinéma et ont fait des millions, ceux qui ont un noyau de fans particulièrement inexpugnable, au profit, certes, de grands auteurs, mais aussi d'un tas de bouses qui n'en appellent qu'à trois intellos moribonds qui se tirent la ficelle en pensant au sous-texte et à combien les élèves des écoles vont souffrir, forcés d'acheter lesdits volumes.
Comprenez-moi, je lis les classiques avec plaisir, mais qu'on ne me traite pas d'hérétique inculte parce que j'ose dire que beaucoup de ces bouquins, tout comme beaucoup de la production de chaque époque, ne me plaisent pas. Et j'ose même dire qu'une partie de ces livres sont objectivement chiants. Leur seul intérêt est souvent qu'ils ont plu, ou qu'ils ont été importants, qu'ils ont déclenché quelque chose... C'est bien, mais c'est tout.
Par un concours de circonstance, parfois même parce que les éditeurs et les responsables des programmes de l'éducation nationale sont gâteux et s'entendent sur la réimpression pas cher de tel ou tel livre, prétendument à cause de la crise de l'édition ou je ne sais quoi, ces livres sont sacro-saints alors que d'autres tout aussi méritants et de toutes les époques sont inconnus au bataillon, victimes de quelque mode.
Certes, ce n'est pas parce que c'est de la SF que c'est bien, ou parce que c'est neuf que c'est mieux, mais ce n'est pas parce qu'il y a marqué "classique" que c'est intéressant. Contrairement à la croyance, on ne découvre pas la lecture par les classiques, ou très peu : le style est souvent trop lourd pour de jeunes cervelles. Entre Harry Potter et Phèdre, les gosses ont fait leur choix... Incidemment, Harry Potter est plus épais et paraît moins long.
On ne doit lire que les classiques, disent certains Diafoirus de la littérature, qui veulent amputer les plus vives de nos pages, s'arrogeant le titre de médecin des lettres sous prétexte qu'ils ont un doctorat. Si l'on avait suivi ce conseil, la lecture et les idées qu'on en tire retarderaient de cinquante ans, et nous ne serions sans doute pas allés sur la Lune... Mais soit, techniquement et officiellement, un classique reste un classique.
Laissons leur, à ces vieilles barbes qui n'ont jamais rien écrit et qui n'ont rien lu de neuf depuis les cinquante ans de marge qu'ils ont peur de sauter, leurs catégories sans âmes. Qu'ils continuent d'avoir un catalogue de Dewey à la place de la tête, au moins c'est pratique. Qu'ils ne cessent de soigner leurs livres alités sous perfusion plutôt que de s'occuper de leurs successeurs, dignes héritiers des grandes œuvres du passé.
Un vrai classique n'a pas besoin de perfusion, son contenu traverse le temps, nouveau à chaque lecteur, vigoureux et plein de sens. Des clichés ? Oui, mais s'ils ne marchaient pas, ce ne seraient pas des clichés. Continuons de nous gorger des bons livres, des livres ouverts et non fermés sur eux-mêmes, de toutes les époques, et ne boudons pas notre plaisir en nous embarrassant de règles et de décrets...
Laissons à l'hospice les aigris du verbe.