C'est du cas !
Il y a quelques temps, je vous parlais des urgences des hôpitaux de France dans un billet qui relatait (au moins en partie) l’expérience d’un proche ayant attendu plus de cinq heures dans un service public parisien qu’on veuille bien l’examiner, et encore quelques heures pour qu’on lui retire de l’occiput quelques corps étrangers avant de recoudre son crâne ouvert. Douze agrafes sur cinq centimètres, et ça pissait le sang.
Il y a moins que pas longtemps, le film de Michael Moore sur le système de sécurité sociale américain (Sicko, un nom qui désigne à mon sens à la fois le réalisateur et son œuvre) est sorti, et reste (comme ses travaux précédents) un méli-mélo captieux d’approximations, de non-pertinence, de mensonges honteux… Et, hélas, de vérité. Mais point n’est besoin de traverser l’Atlantique pour trouver des cas odieux.
A ceux qui se diraient qu’ils sont chanceux d’habiter en France et d’avoir la sécu (ce qui est vrai, au demeurant), et que les Amériques sont décidément bien mal gouvernées pour en être arrivées là, je voudrais raconter une petite historiette sympathique qui tempérera leur jugement. Notre système est loin d’être parfait, même si on ne laisse heureusement pas crever les gens autant qu’ailleurs.
A la lumière de la dernière aventure aux urgences que j’avais relaté ici, vous auriez pu trouver quelques excuses aux infirmiers et aux urgentistes… Comme par exemple « La personne était sur pieds, elle n’était pas prioritaire », ou « Même si on ne s’en occupe pas tout de suite, les patients sont surveillés, c’est un premier triage »… Ne vous faites plus d’illusions, rien de tout cela n’est vrai ou pertinent.
La personne dont j’ai parlé la dernière fois, au crâne ouvert, a déjà eu de la chance de passer en priorité le premier cap des urgences et de ne pas attendre cinq heures de plus (au minimum !) dans la salle d’attente. Comme il y avait du sang et une civière, le diagnostic a eu lieu après « seulement » vingt minutes, et de là on l’a transféré dans une salle d’examen en attendant des soins.
C’était le cas pas trop grave de Monsieur A, tombé d’un escabeau chez-lui et emmené par le SAMU. Mais prenez le cas de Monsieur B… Professeur dans la fleur de l’âge (je dis ça pour situer, hein), Monsieur B fait son footing après le travail, vers cinq heures. Il est pris, en pleine rue, d’un mal de tête presque insupportable. Il entre dans la pharmacie la plus proche pour acheter un médicament.
Expliquant ses symptômes, et disant qu’il lui faut sans doute quelque chose de plus que de l’aspirine, il se voit répondre (et c’est normal) que le pharmacien n’est pas habilité à diagnostiquer précisément tout ça. Ensemble, car le mal de tête a empiré, ils appellent SOS Médecins. Le généraliste arrive assez rapidement et constate les symptômes… Il prescrit d’aller sans délai à l’hôpital.
Là encore, rien que de très normal : Il vient de diagnostiquer une hémorragie méningée. En gros, pour ceux qui auraient loupé la pléthore de séries médicales qui passent sur toutes les chaînes, le mec pisse le sang à l’intérieur de la tête, et ça fait pression sur le cerveau. Le médecin écrit une lettre à montrer à la réception du service de neurologie, un coupe-file.
En effet, Monsieur B risquant de crever à brève échéance si on ne l’opère pas, il est non seulement inutile mais potentiellement mortel qu’il passe par la salle d’attente et sa réceptionniste je m’en foutiste, les urgences et leurs clochards, le diagnostic par un interne non comprenant, puis les salles d’examen désespérément vides ou l’on vous oublie ! Il faut qu’il aille dans le service approprié et montre sa lettre.
Seulement voilà, à cette heure-ci, pas d’ambulance pour l’emmener de sa banlieue au CHU le plus proche (La Pitié Salpetrière, pour ne pas le nommer). De plus en plus mal, il arrive finalement à trouver un taxi qui l’amène à bon port, mais sans pouvoir faire de miracles : un taxi, ça n’a pas de sirène et ça n’a pas le droit d’aller trop vite en ville ! Monsieur B, titubant et à l’agonie, arrive à l’hôpital.
Il trouve le service de neurologie avec l’aide du taxi (qui lui offre gracieusement la course, et on verra qu’il est doté de plus de compassion que certains…) et donne sa lettre à la réception. La réceptionniste, une smicarde qui se croit sans doute caissière chez Leader Price, ne regarde même pas ladite lettre. Elle éructe : « Non non non monsieur, ici on fait pas ça, vous devez aller aux u’gences ! »
« Vous devez t’averser la cou’ de l’hôpital, et là-bas vous attendez ! » Dit-elle avec l’accent antillais. Ce qui n’a aucun rapport, je pense : il y a des flemmards dans tous les pays. Mais en l’occurrence elle était black, et avouez que ça colle parfaitement avec le cliché ! Monsieur B, lui, ne rit pas. Il a autre chose à faire que de s’occuper du politiquement correct, il est en train de se vider de son sang dans son cerveau.
A bout de ressources, sous le joug d’une douleur atroce, il ne cherche même pas protester ni à créer des problèmes : il n’en a plus la force. Il titube vers la cour, puis tombe à quatre pattes… Il a le temps de sortir son téléphone portable et d’essayer appeler son fils, mais il s’effondre avant d’en avoir eu le temps. Il est vivant, il est par terre dans un hôpital public. Mais il ne saigne pas. Pas extérieurement en tout cas.
La sinistre secrétaire ne se lève même pas de son siège. C’est une infirmière ou quelque aide-soignant anonyme qui allonge Monsieur B, à présent dans le coma, sur les trois sièges formant banc près de la réception du service. Parce qu’il encombre le passage. Combien de temps reste-t-il ainsi ? Qui peut vraiment le dire ? On ne peut pourtant pas le confondre avec un clochard, lui qui est propre et vêtu de neuf !
Coup de bol extraordinaire, le médecin-chef du service passe par là, et ce par le plus grand des hasards puisqu’il n’est plus censé être en consultation à cette heure (oui, entre les délais de SOS médecins et les embouteillages, le temps de trouver le service approprié et tout ça, il est facilement neuf heures du soir). Elle (car c’est une femme) interroge la réceptionniste sur l’identité de l’importun qui « dort » dans le couloir.
La réceptionniste lui répond ce qu’elle sait, c'est-à-dire pas grand-chose si ce n’est que ce type est là depuis une heure environ. Aucune mention n’est d’ailleurs faite d’une quelconque lettre, déjà oubliée. La doctoresse se dit qu’il y a anguille sous roche (d’autant que Monsieur B a l’air malade, et est visiblement assez éduqué pour trouver le bon service) et fouille les poches de Monsieur B pour trouver son identité.
Ce faisant, elle trouve la lettre du généraliste de SOS médecins, ainsi que le portable de Monsieur B. Parant au plus pressé, elle fait le nécessaire pour (enfin !) opérer le patient, puis fait appeler ses proches. Sur la table d’opération, on a trouvé que le sang emplissait le crâne de Monsieur B de façon spectaculaire. Quelques minutes de plus et il serait mort. Son coma a duré environ trois semaines.
Constats affligeants : Aux urgences ou ailleurs, il n'y a pas de différence dans l'accueil, et c'est l'administratif qui pose problème. Le personnel soignant est débordé, mais ce n'est pas pour a qu'on ne s'occupe pas de vous. La plupart du temps on ne sait pas que vous existez. Il n'y a pas ou peu de triage, on ne vous surveille pas, même de loin. C'est tout juste si on vous bouge comme un ballot quand vous encombrez.
Moralité (car il en faut une malgré tout) : sachez critiquer à bon escient. Nous avons un bon système de santé parce qu’on rembourse pas mal de choses par rapport aux autres pays, et qu’on traite les patients sans se demander s’ils sont assurés… Mais ne vous leurrez pas, à deux pas de chez-vous on laisse des centaines de Messieurs B, C ou Z mourir bêtement, surtout s’ils ont l’air pauvres, étrangers, ou saouls.
Les urgences, c’est pas glamour, c’est du sang, des tripes, du pus, des clodos et des vieux. Il n’y a pas George Clooney dedans non plus. C’est un monde frustrant plein d’administrateurs retors et de gens qui s’en foutent, avec trop peu de personnel pour être efficace, et des médecins qui s’accrochent à leur supériorité pour pouvoir rester sains d’esprit. C’est une loterie, et pas des plus rigolotes.
En France, on vous rembourse. Pas tout, mais c’est déjà ça. Mais encore faut-il arriver à se faire soigner…