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Côté Beurre
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24 novembre 2006

Quand Sacha se mouche, Omar gèle...

Ce soir, je me sentais de vous parler de l'éducation des enfants, et de combien c'est important, et ceci et cela... C'est sans fin, de toute évidence. Chaque génération semble sous l'emprise de l'illusion que la suivante en sait moins qu'elle, et ce depuis qu'on s'intéresse au sujet. Que nos ancêtres devaient être intelligents, au Moyen-âge ! Comment se fait-il donc qu'ils n'aient pas découvert les antibiotiques ? Passons...

Pourtant c'est évident, les jeunes gens ne savent plus parler français, et personne ne connait plus ses leçons d'histoire. Et les médias sensationnalistes nous font chier. Mais en me plongeant dans la littérature classique, voici que j'ai trouvé exactement les mêmes récriminations dans la bouche des auteurs, cinquante, cent, deux cents ans avant nous ! Je vais donc, au lieu de vous ennuyer, m'effacer devant cet extrait...

"(...) Faut-il, mon Dieu, faut-il que les choses nous soient mal enseignées quand nous sommes petits, pour que nous en soyons plus tard à ce point dégoûtés !
Car enfin, il est curieux de noter que rien de ce qu'on nous apprend au collège ne nous intéresse par la suite.
On nous apprend l'arithmétique, l'histoire et la géographie.
Or, je n'ai jamais entendu des gens parler entre eux d'histoire, d'arithmétique ou de géographie.
Lorsque j'étais enfant, je m'étais convaincu que la vie devait se passer à réciter les départements, car on ne cessait de me demander si je savais enfin mes départements, et ce possessif d'ailleurs m'intriguait beaucoup. On me disait alors que je ne savais pas mes départements alors que mon frère savait déjà les siens. C'étaient pourtant les mêmes !
Plus tard, j'ai cru comprendre la vérité. Oui, j'ai cru m'apercevoir que personne jamais n'avait pu les apprendre, mais que tout espoir n'était pas perdu et que l'on continuait à penser qu'un jour on trouverait quelqu'un qui serait capable enfin de les savoir par coeur. Pendant des mois et des mois, je n'ai entendu parler que de cela à la maison.
Chaque fois que l'on me présentait à quelqu'un, ce quelqu'un, avant même de me demander de mes nouvelles, me disait : "Quel est le chef-lieu du Pas-de-Calais ?". Je répondais : Calais ! tout le monde faisait : "Oh !" et on me renvoyait !
J'avais fini par me convaincre que j'étais un ignorant... Mais un beau jour, enfin, j'ai su la vérité, et j'ai compris que les grandes personnes n'ayant jamais pu apprendre leurs départements essayaient de les faire apprendre à leurs enfants dans le cas où, un jour, ils en auraient besoin, eux !
Et il en va de même pour tout le reste.
Dernièrement, Tristan Bernard m'a dit ce mot ravissant, à déjeuner, chez moi. Il m'a dit : "As-tu remarqué les progrès que fait l'ignorance, en ce moment !..."
Et c'est la vérité.
Prenez douze personnes adultes (on dirait une recette de cuisine !). Mettez-les dans un salon et posez-leur quelques questions sur l'Histoire de France, vous vous apercevrez qu'elles savent toutes les mêmes choses. Et qu'elles ignorent toutes les mêmes !
Elles savent toutes qu'Henri IV a été assassiné, mais demandez-leur, par exemple, quelle parenté il y avait entre Louis XV et Louis XIV, dix sur douze vous diront que c'était son neveu... une avouera qu'elle n'en sait rien... et la dernière enfin vous dira que c'était son petit-fils, ce qui est également une erreur !
En littérature, c'est la même chose. Tout le monde est convaincu que le célèbre vers "La critique est aisée et l'art est difficile" est de Boileau -- alors qu'il est de Destouches.
D'ailleurs, il est curieux de constater qu'une erreur ne peut jamais se réparer. Ainsi, les pommes de terre que l'on fait cuire au four telles qu'elles, tout le monde les appelle "en robe de chambre" alors que leur vrai nom est "en robe des champs", et qui est beaucoup plus joli !
Et il est navrant de penser que le seul poète que les grandes personnes ne lisent jamais soit justement le seul dont il nous est parlé quand nous sommes enfants : Jean de La Fontaine ! C'est pourtant le plus grand de tous !
Et le nombre est considérable des choses auxquelles nous devrions nous intéresser, alors que la plupart des gens passent leur vie entière à se demander anxieusement ce qu'ils pourraient bien faire pour s'amuser un peu !
Les gens s'ennuient horriblement et pour se distraire, ils cherchent des distractions, et il y a des individus dont c'est le métier de leur en trouver tout le temps de nouvelles ! Or, ces distractions ne les amusent jamais ! Elles font vivre ceux qui les imaginent, mais elles n'amusent personne et pourtant les gens continuent à croire docilement ce qu'on veut leur faire croire !
Ils croient que le golf est un sport, que le bridge est un jeu, ils croient qu'il y a des dîners de gala, ils croient que les journaux racontent la vérité, ils croient que les mots croisés, c'est difficile à trouver. Ils croient qu'ils dansent quand ils se mettent deux par deux au milieu d'un restaurant... ils croient qu'ils vont à la chasse parce qu'ils prennent un fusil... ils croient enfin qu'ils ont fait quelque chose quand ils ont fait passer le temps !
Les gens ne comprennent pas que le temps n'est pas une chose qu'il faut faire passer ! Faire passer le temps !... Il ne fait que passer trop vite, hélas ! Il faut le retenir, au contraire, le temps... il faut l'empêcher de passer ! Et pour cela, il n'y a qu'un moyen : c'est de considérer que tout est intéressant et de s'intéresser à tout !
Le jour où les gens auront compris que ce qu'il y a de plus amusant sur la terre, c'est de s'instruire et que ce qu'il y a de plus embêtant, c'est de s'amuser... ce jour là le monde aura fait un pas gigantesque vers le bonheur !
On va en classe pendant dix ans, de huit à dix-huit ans, et puis après, c'est fini... On n'apprend plus rien, on choisit un métier, on l'exerce, on se spécialise dans une branche et tout le reste, on le néglige, les arts, les sciences (ce qui fait la beauté de la vie), on s'en occupe quand on n'a pas autre chose à faire ! Et comme on s'en occupe mal ! Car les gens continuent de penser que la peinture et la musique, par exemple, sont des arts d'agrément !
Si le Palais de la Méditerranée est en feu... trente mille personnes iront le voir brûler... mais si vous exposez un tableau inconnu de Rembrandt dans le hall du Casino, il n'y a pas cinquante personnes par jour qui se dérangeront pour aller le regarder !
Vous vous souvenez qu'en 1912 on vola la Joconde au Louvre ? Deux mois plus tard, elle avait repris sa place, mais pendant ces deux mois d'absence, elle avait attiré plus de visiteurs qu'en vingt ans de présence ! des tas de gens venaient regarder sa place vide !"

Alors oui, je sais, Sacha Guitry, surtout ses Pensées, c'est facile. C'est comme Oscar Wilde : On dirait que certains auteurs écrivent des bons mots et des passages percutants à la chaîne rien que pour que les gens les citent facilement et puissent ainsi prétendre avoir de l'esprit. Et c'est facile aussi parce que leurs maximes, on les croiraient tout droit sorties d'un blog. C'est le "Jingle" du siècle dernier.

Mais, mon Dieu, que c'est bien dit, et combien je suis d'accord ! C'est bien simple, il a dit en une fois il y a bien longtemps ce que je m'échine à écrire à longueur de billet d'humeur dans ce blog (et je ne suis pas seul à avoir ce genre de préchi-précha-j'aime-ça humoristico-spirituel). Qu'on me pardonne mon manque de modestie, mais je ne peux m'empêcher de proclamer cette rencontre.

Notez que j'aurais pu, à condition d'à peine adapter une ou deux phrases pour les faire correspondre à l'actualité, reprendre tel quel le texte de Sacha Guitry pour mon blog. A part son usage immodéré des points d'exclamations, c'est à s'y tromper. Non que j'ai un style particulièrement bon, ou Guitryesque, mais Guitry a le style quasi-contemporain, rythmé et percutant, qui s'y prête !

Je ne résiste pas au plaisir de vous narrer ce qu'a fait un de mes amis (dont je tairai le nom, pour lui, et pour ne pas choquer les coincés du classicisme). Il s'était longuement renseigné sur Omar Khayyâm pour un projet. Omar Khayyâm est l'un des auteurs les plus parasités du monde : Il faut savoir qu'un nombre incalculable de quatrains qui sont soi-disant de lui sont le fait d'apocryphes médiévaux.

Et il en a été de même au fil des siècles, les exégètes "retrouvant" de plus en plus de poèmes, Omar Khayyâm devenant le pseudonyme involontaire et posthume d'une série multicentenaire de nègres, ou, selon certains, l'auteur démentiel et à géométrie variable d'une oeuvre colossale ! Mon ami lui-même s'était essayé au style d'Omar Khayyâm, pour une raison qui ne regarde que lui.

Or, lors d'une lecture de je ne sais quel cercle littéraire, on lui demande de lire quelques quatrains du maître. Ni vu ni connu, il a lu son quatrain au milieu des autres. Des journalistes étaient présents, et des professeurs. Il les a vu noter frénétiquement le quatrain inédit... Ces gens-là, ça mange n'importe quoi étiqueté culture... Qui sait, si ça se trouve, il fera dans cent ans partie des anthologies officielles !

Voilà à quoi on peut s'amuser aux dépens de ceux qui croient que la culture c'est la quantité... Au dépens de ceux qui croient qu'apprendre par coeur les départements vous rend génial comme Guitry, alors qu'ils feraient mieux d'apprendre à chercher... Non pas d'apprendre une vérité à géométrie variable et de se bourrer le crane de faits périmés, mais les méthodes pour découvrir par soi-même...

Il faut apprendre à apprendre. Le reste ? Mais, ça va tout seul.

Sacha_Guitry_et_son_chapeau

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Commentaires
L
Je ne peux qu'abonder dans votre sens très cher...au fait j'aime beaucoup ce que vous faites ;o)
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